jeudi 10 juillet 2014

Artús - chronique CD

Cantaplora aurait pu être le titre cet album qui a préféré être éponyme. 
Les libertés prises avec le texte en montrent bien une des finalités : le recueil d’œuvres inédites de Manciet est un prétexte à mise en musique, et d’une manière magistrale (comme d’habitude chez Artús), et le thème de la cantaplora (la clepsydre ou chantepleure) y est invoqué de manière formelle. Hubert Cahuzac, qui a rassemblé les textes de Bernard Manciet, en explique le parti : « Une intention, une métaphore, un genre littéraire. Bernard Manciet y voyait un art de l’ellipse : de même que la chantepleure sert à prélever un petit échantillon de liquide depuis un vase contenant (comme le taste-vin, canne ou sonde pour une barrique, ou la pipette moderne en chimie), le texte d’une cantaplora doit rester court, une évocation, un fragment de scène plus large, sans récit à proprement dit. Ces quelques gouttes chantent et font pleurer d’autant plus qu’elles ne durent pas, et qu’il faut prolonger leur écoute par l’imagination. La rareté est parfois proche de la concentration… »

L’auditeur est transporté dans un véritable univers mi-anxiogène, mi-héroïque, quelque part entre Chrétien de Troyes et Blade Runner ; mais on sait depuis le début que ce groupe est coutumier du fait : la charge instrumentale le dispute à une expression vocale originale, les effets électro, sans être bavards, sont exploités de manière orthodoxe dans ce qui est en train de devenir une tradition musicale (dans le sens où, loin d’être couchée sur papier ou simplement réglementée, la pratique des effets se transmet naturellement, tout simplement…). Le résultat ici est impressionnant : le genre médiévo-post-apocalyptique (on pense au succès planétaire du moment, Game Of Thrones) est tout de même largement évoqué, avec cette personnalité reconnue, toute artúsienne, qui rappelle parfois des accents du Michel Portal du Retour de Martin Guerre. Ces musiciens (Roman Colautti, Roman Baudoin, Matèu Baudoin, Tomàs Baudoin, Shape 2) nous rappellent ici (s’il en était besoin) qu’ils sont capables de nous offrir à l’occasion de chaque album une œuvre quasi-intemporelle, aboutie. La rythmique puissante ne lésine pas sur sa propre sonorité : les caisses claires sont exubérantes, et leur pendant spectral des basses font preuve d’ultra-générosité. Les instrumentaux construisent la plupart du temps une autoroute de groove et de gravité, émaillés parfois de quelques pièges bienvenus… J’insiste sur la rythmique ou sur l’atmosphère de nappes, car il semble ici que soit privilégié ce versant de la musique par rapport à telle ou telle pratique mélodique ou même marque de virtuosité quelconque. En fait, malgré une certaine oppression (indispensable à mon sens, au vu de l’exigence dramaturgique) et quelques dissonances qui bousculent parfois un sens de l’écoute trop confortable, l’auditeur peut aussi bien ressentir une sorte de plénitude, d’installation, jusqu’à l’abandon. L’instrumental Lo Martoli, qui notamment forge tous ces concepts avec brio, n’oublie pas non plus de « piéger » notre sens du rythme à la fin du morceau.
Les incantations (« La sua lenga èra negra e longa ») les ostinati, les cellules répétitives, les harmonies dissonantes, les suites d’accords inattendues, les sonorités contrastées à l’excès, les surprises… rapprochent décidément ce groupe de plus en plus au niveau d’un Magma, mais peut-être revendiquent-ils entre autres cette filiation Vander-Blasquiz ?… 

Le seul regret que j’ai pu éprouver à l’écoute de cet album – mais il est vrai que l’explication en est fournie dans l’introduction du livret : le texte de Bernard Manciet est une inspiration et a procuré dans tous les cas une création musicale – se trouve dans le parti-pris même de l’œuvre : le fait que les paroles soient autant fragmentées font qu’il est très difficile de suivre le texte chanté sur le livret ; mais rappelons que c’est un parti-pris et il faut le respecter… Posez le livret, écoutez. La magie opère, même dans l’ellipse et dans l’échantillon. 

Alem Alquier

Artús
Textes de Cantaplora de Bernard Manciet, écrit entre 1961 et 1964
Pagans, 2014

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